Les trois villes qui ont compté pour le poète !
On m’a souvent demandé quelles cités ont compté dans la vie du poète de Méry-sur-Ourthe que je suis.
La première fut incontestablement Spa, ville de ma jeunesse où j’ai connu le bonheur d’un contact étroit et amoureux avec la nature, où un maître d’école s’intéressa à mon goût pour la poésie et la littérature, et m’encouragea à l’écriture et où mon romantisme me poussa à la révolte contre la cellule familiale. La perte de Bel-Abri, la villa de Cécile ma grand-mère, véritable Paradou pour l’enfant que j’étais, fut un véritable drame. C’était une vaste propriété à l’extérieur de la ville avec un grand verger, côtoyée par le Wayai, petit ruisseau avec un grand bois à proximité et le lac de Warfaaz où il faisait bon, les jours d’été, déguster un savoureux « chocolat-cramique ». Pourquoi Paradou ? Parce qu’elle offrait à ma sensibilité naissante « Un hymne à la toute-puissance de la nature ; plus précisément, de la nature végétale, identifiée comme lieu d'une provocation permanente et invincible aux plaisirs des sens et à la génération » comme l’avait décrit Émile Zola dans « La faute de l’Abbé Mouret », un roman dont la lecture me conforta dans ma révolte contre l’église et la société qui privait l’homme du plaisir charnel et animal que la déesse Nature lui accorde.
La deuxième fut Huy où adolescent solitaire, mon âme découvrit l’amour passion, dévorant et insensé, celui de Tristan neveu du roi Marc et d’Yseult, victimes d’un philtre d’amour les unissant pour l’éternité. À quatorze ans, découvrir qu’une femme mariée de vingt-trois ans pouvait être follement amoureuse de moi me plongeait dans un bonheur incandescent. Comme le papillon émerge de sa chrysalide et découvre la magie de voler, le gamin que j’étais, était devenu un homme par la magie d’une rencontre. De cette époque, il me reste les souvenirs troublants des églises désertes où nous pouvions échanger furtivement nos baisers, du petit Bois Marie sur le Mont Falise où nos corps fusionnaient pour notre plus grand bonheur, libérés de la contrainte sociétale. C’était le début d’une secrète et impossible flamme ardente qui se résolut par son divorce et par une vie mêlant passion et tendresse jusqu’au jour maudit où la Camarde et son horrible complice, le Crabe ont décidé cruellement de nous séparer.
La troisième en importance est et restera Esneux, commune dans laquelle se situe le petit village de Méry où nous avons acheté, en mil neuf cent quatre-vingt-six, une modeste maison au flanc du « Boubou » petite colline boisée surplombant l’Ourthe, jolie petite rivière. Nos professions nous occupant tous deux à Liège, nous résidions depuis longtemps en la Cité Ardente et moi je ne rêvais que de retourner vivre à Spa au milieu des bois que j’avais tellement aimés. C’est par le hasard d’une petite annonce dans un journal que nous aboutîmes à Méry. Plus proche et plus accessible, cette humble demeure nous plut dès le premier regard et je retrouvai l’environnement naturel qui me manquait tellement en ville. En plus, Esneux, parée du titre de « Capitale de l’Arbre » à cause de sa « Fête de l’Arbre », et entourée de nombreuses forêts, avait tout pour me séduire définitivement.
Dès lors, le petit village devint mon havre de paix où je me reposais de la vie active par de longues promenades dans les bois du Boubou ou du Rondchêne que je parcourais avec ma chienne malinoise. C’était la promenade Delsaux ma préférée, un long chemin empierré bordé d’une flore diverse exceptionnelle dont les couleurs et les senteurs variaient, tout au long des saisons. Mon ciel de volupté se couvrit brusquement avec l'apparition du cancer de ma femme, la fleur de mon cœur, où je la vis s’étioler sous la douleur constante et répétitive de sa maladie et d’une très lourde chimiothérapie. La descente à l’enfer dura quatre années interminables pour se terminer par une agonie au summum de l’horreur.
Sa perte me fut insupportable au point de vouloir me suicider. Deux choses me retinrent, la présence de sa chienne qu’elle m’avait fait jurer de continuer à soigner après sa mort et cette nature si apaisante aux âmes endolories. On dit qu’il faut faire son deuil, que le temps qui passe apaise le pire des chagrins, c’est faux ! Quand on perd un être profondément aimé, le deuil ne disparaît pas au fil du temps et son chagrin est semblable à une rage de dent où la douleur s’estompe lentement, mais est toujours présente et revient régulièrement avec une plus grande intensité.
Moi, qui n’avais jamais écrit que des articles de marketing, rédigé des textes publicitaires, établi des rapports d’activité, je pris la plume pour écrire l’épitaphe qui serait sur sa tombe. Les yeux brouillés de larmes, je la composai sous forme d’un poème, seul véritable hommage qui me semblait digne de notre intense communion amoureuse. C’est ainsi que commença mon aventure poétique, celle qui me maintient encore vivant. Aujourd’hui, j’ai publié quelque vingt recueils de poèmes et, reclus dans ma petite maison, j’attends de la rejoindre dans ce néant absolu qui efface même les plus grandes douleurs !
Méry-sur-Ourthe, le 30 octobre 2024
Georges Bleuhay